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LE MESSAGER DU RHIN
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NOTRE CONTE POLICIER
«IFRmiClllE«
Depuis trois jours, le paquebot « La Normandie »
avait quitte Le Havre, filant ä toute vitesse sur New-
York, son port de destination.
Cet apres-midi lä, les passagers de premiere classe,
reunis sur le pont, goütaient avec delices les agrements
d'une traversee vraiment exquise. Tout concourait en
effet ä la rendre teile : le chaud soleil, la belle couleur
des eaux, la brise fraiche et legere, et ä bord l'installa-
tion princiere du navire.
Ces passagers de premiere classe ne formaient qu'un
groupe relativement restreint d'une vingtaine de per-
sonnes, tant hommes que femmes. Parmi ces dernieres,
l'une attirait specialement les regards par sa beaute,
sa mise elegante et un exterieur seduisant qui faisait
d'elle la reine de cette brillante societe.
Edith Crimson, qui ne comptait qu'une trentaine
d'annees ä peine, etait la femme d'un des plus riches
banquiers de New-York. De Paris oü eile etait venue
passer deux mois pour son plaisir, eile regagnait l'Ame-
rique en compagnie de sa fille, une blondinette de huit
ans, qui jouait avec sa poupee.
En ce moment, un leger pli barrait le front de la
jeune femme qui, ä demi-etendue sur un divan, feuille-
tait distraitement une revue. Elle etouffa bientöt un
discret baillement, dont s'apercut un de ses compagnons
de voyage, John Oldey, qui se montrait fort assidu
aupres de sa jolie compatriote.
— Qu'y a-t-il, Mistress Crimson? interrogea-t-il.
Vous paraissez ennuyee : puis-je vous obliger en quel-
que chose?
L'Americaine rougit un instant, puis, s'enhardissant:
— Peut-etre, dit-elle, promettez-moi seulement de
ne pas vous moquer de moi.
Et, sur les vives protestations du jeune homme, eile
ajouta avec un sourire :
— Eh bien! je vais vous faire un aveu un peu ridi-
cule, mais j'ai une faiblesse : la passion des cartes, et
depuis trois jours la partie quotidienne de bridge que
je ne puis faire me manque terriblement.
— Qu'ä cela ne tienne, repartit gaiment John Oldey;
si vous m'y autorisez, je me charge de dissiper ce souci.
II reflechit un instant et reprit aussitöt :
— J'ai pour voisins de table deux Francais avec les-
quels j'ai lie connaissance, car ils m'ont l'air tres com-
me il faut. Permettez-moi de leur faire part de votre
desir, et je suis certain qu'ils se feront un plaisir de le
realiser en s'adjoignant ß moi pour former le nombre de
joueurs voulu.
— J'accepte votre offre, s'empressa de repondre Mistress
Crimson, dont le mobile visage s'eclaira soudain.
Dix minutes plus tard, le jeune Americain presentait
ses deux commensaux: le vicomte d'Erquy, appele ä
New-York pour des affaires d'interet, et le reporter Luden
Regeard, envoye par son journal aux Etats-Unis
pour etudier sur place des questions d'ordre economi-
que.
Le premier de ces deux etrangers etait un homme de
haute taille, auquel ses cheveux grisonnants donnaient
bien cinquante ans, mais qui par ses allures degagees en
portait vingt de moins. II avait une figure joviale et
souriante, l'air bon enfant et semblait legerement ba-
vard.
Le second paraissait avoir une trentaine d'annees,
mince, tres brun, fort correct dans ses manieres. II etait
aussi reserve que son compagnon etait expansif. Ses
traits etaient agreables, mais un lorgnon aux verres
bleus tres fonce, qu'il n'otait jamais, en voilant le re-
gard, achevait de rendre la physionomie froide et im-
penetrable.
Au demeurant les deux nouveaux venus produi-
saient l'impression de gens de bonne compagnie.
Tel fut sans doute le sentiment d'Edith Crimson, car
eile les accueillit tres aimablement, et apres les avoir
remercies d'un mot gracieux, organisa sans plus tarder
la partie de bridge qui lui tenait tant ä cceur. A cette
premiere partie succeda une seconde, puis une troisie-
me. Edith qui raffolait des cartes, se montrait charmante
, Oldey empresse, Erquy plein d'entrain. Seul
Lac des Vosges
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