http://dl.ub.uni-freiburg.de/diglit/messager_rhin_1947/0049
LE MESSAGER DU RHIN
TAGT IQ UE
Conte par GUY CHASTEL
MERICAINE
L'annonce que l'on venait de decouvrir im Portrait
inconnu de Rembrandt prit le caractere d'un
evenement. Cette annonce, fort discrete, filtra sous
le manteau, entre inities, et seule, au debut, l'äme
passionnee des collectionneurs en recut l'avertisse-
ment comme un choc.
Puis, peu a peu, la nouvell» dosee savamment se
diffusa; les trompes de la renommee donnerent
toutes d'une voix, et ils furent nombreux chez les
collectionneurs, chez les antiquaires, chez les mar-
chands et les tripoteurs, ceux que la decouverte
d'un nouveau portrait de Rembrandt par lui-meme
empecha de dormir. Les uns penserent immediate-
ment aux sommes fabuleuses que pourrait atteindre
cette toile, et, sach'ant qu'ils n'y sauraient pretendre,
en parlerent comme d'un attrape-nigauds d'une
forme un peu voyante. Les raisins pour eux etaient
trop verts. Les autres, assures de pouvoir se mettre
sur les rangs, se reservaient avec finesse et regar-
daient leurs concurrents moins fortunes dont la
grimace rentree leur etait une raison intime de se
rejouir.
Les marchands, eux, s'observaient toujours fideles
a la formule : « A malin, malin et dcmi. » Quant
aux tripoteurs ils se mordaient les levres, car de
deux choses l'une : ou la toile etait de la main de
Rembrandt, et alors ils s'affligeaient de n'avoir pu
iouer un role, si petit soit-il dans la chame des
mtermediaires bien rentes qui amenaient au jour
cette « affaire »; ou bien il s'agissait d'une contre-
facon, et alors aucun d'eux ne se pardonnait de ne
pas en avoir ete l'instigateur et de s'etre laisse sup-
planter en astuce par l'un d'eux, en verite leur
maitre ä tous. Pour tout dire, le monde des arts,
qui a aussi son demi-monde, ses resquilleurs et sa
pegre, etait alerte.
Les ceuvres d'un Rembrandt, comme Celles d'un
Velasquez ou d'un Titien, sont connucs. Toutes ca-
taloguees, reperees, situees dans le temps et l'espace,
clles ont une ligne de vie que l'on peut, sauf excep-
tion, suivre depuis la date de leur naissance jusqu'ä
nos jours. D'autre part, l'audace des fabricants de
vieux neuf est a proportion de leur habilete qui,
elle-meme, est sans bornes. Chacun sait cela. Ce-
pendant, comme de fois ä autre, il arrive que l'on
retrouve une toile egaree, une toile echappee ä la
serie des investigations, l'annonce d'une decouverte
de ce genre met en emoi. tous ceux qui, de pres ou
de loin, tiennent ä la peinture. Le premier mouve-
ment est de hausser les epaules, mais le second, qui
le suit de pres, est de hocher la tete en murmurant :
« On ne sait jamais ».
La curiosite etait d'autant plus excitee que le
tableau se cachait. On en parlait certes, des mots
etaient prononces, des confidences echangees, des
allusions faites dans certaines revues d'art, mais le
tout ne formait que propos repetes, phrases brodees
et surbrodees. Nulle affirmation precise n'etait for-
mulee parce que personne n'avait vu la toile et ne
pouvait decider de sa facture. Le Rembrandt retrouve
gardait tout son mystere.
En revanche, on etait assez prolixe sur les cir-
constances qui entouraient sa resurrection. II y avait
ä la base, comme dans toutes ces decouvertes, une
histoire de transmission hereditaire, ancienne et
sacree. Depuis une epoque de revolution qui a contraint
ä emigrer ses premiers possesseurs, le legs a
passe de male en male, et de generation en genera-
tion. Enfin, la famille est sur le point de s'eteindre,
et une vieille fille qui detient en dernier ressort
l'ceuvre inccmparable, consent, pour en affecter la
valeur ä une ceuvre pie, a la mettre en vente.
Ce qui ajoutait ici ä la veracite de l'histoire, c'est
que l'on exhumait par la meme occasion une lettre
d'Ingres ä un de ses amis. II y etait fait un rappel
assez net d'un portrait que Rembrandt aurait fait
de lui-meme vers la fin de sa vie. Enfin un cataloguc
somptueux fut public ä l'occasion d'une vente dans
une salle reputee du centre de Paris, et, parmi les
toiles offertes aux encheres, figurait le fameux Rembrandt
. II etait reproduit en tete de l'opuscule; le
fragment de la lettre d'Ingres etait reproduit comme
le tableau; des commentaires plutot doctes, mais un
peu froids, presque distants, accompagnaient cette
double presentation. Deux fois avant la mise en
vente, la toile fut exposee aux regards du public.
Des qu'il fut au courant de ce qui se passait au-
tour du chef-d'ceuvre, M. Samuel Fogg, qui vend
des tableaux ä New-York et y possede lui-meme
une galerie connue, se hata de cabler ä son repre-
sentant de Paris : « Faites enquete severe sur portrait
Rembrandt et donnez avis ». Le representant,
Richards, un homme jeune tres averti, mais con-
naissant peut-etre mieux les coulisses de la peinture
que la peinture.elle-meme, se garda bien de perdre
son temps ä rechercher par quelles mains la toile
etait passee avant d'aboutir ä Celles du marchand
parisien charge de la mettre en vente. II savait que,
vraie ou fausse, de ce cote-lä les voies etaient faites,
les approches gardees; il savait que rien ne transpi-
rerait de la verite, si le tableau etait authentique;
de la machination si le tableau etait une supercherie.
En revanche il n'eut pas de peine ä s'aboucher
avec le garcon de bureau du marchand qui, dans la
http://dl.ub.uni-freiburg.de/diglit/messager_rhin_1947/0049