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L E MESSAGER DU RHIN
EN ALSACE
On a dit ä propos de Madame Sans-Gene beau-
coup de choses incompletes ou inexactes.
Jadis la vallee de Samt-Amarin etait couverte
d'eaux limpides. Puis eile resta longtemps parsemee
de lacs et de marais, dont on retrouva les traces
sous les cols de Bussang et de Wildenstein. Dans la
fraiche clarte de l'espace, dans cette foret qui
semble infinie, on apercoit ä mi-chemin un hameau,
Altenbach. C'est ici qu'est nee, et non pas ä Saint-
Amarin, comme on le repete toujours, et oü fut
seulement enregistre son bapteme, Catherine Hübscher
. Erreur d'ailleurs comprehensible : le hameau
d'Altenbach depend de la commune de Saint-
Amarin.
Toute jeune, servant en condition chez les indus-
triels Kcechlin, eile partit comme vivandiere pour
Versailles. Plus tard, etablie blanchisseuse, eile
rencontra le sergent des Gardes Francaises, Lefebvre,
qui etait aussi un enfant de l'Alsace, de Rouffach.
Possedant moins d'argent que d'esperances ils se
marierent.
La realite depassa leur attente, puisque quatorze
ans plus tard Napoleon nommait Lefebvre marechal
de France, duc de Dantzig. La marechale, toujours
simple au milieu des princes et des princesses, les-
quelles prenaient trop au serieux leurs couronnes
recentes, etait ä peu pres seule ä ne rien renier de
ses origines. On redoutait sa franchise pareille ä
celle d'une enfant gätee. Napoleon et Josephine
l'affectionnaient beaucoup. Ce n'est pas eile qui eüt
attendu l'absence de ses maitres pour en dire du
mal. Son titre de duchesse, cependant, eile exigeait
qu'il füt reconnu par tous : des qu'on faisait mine
de le lui contester, il lui semblait qu'on en depouil-
lait le marechal, qui l'avait vaillamment conquis.
Jamais eile n'oublia sa montagne, son hameau
perdu au sein des bois. Elle y revenait aussi souvent
que possible, toujours avec la meme simplicite. Des
cousins, des amis, y surgissaient chaque jour au-
devant de ses pas, pour lui demander des Services.
Un jour de juin, ä Sigolsheim, pres de Colmar,
eile accepta de presider une fete de famille. Ses cousins
d'Oderen avaient invite tous leurs intimes et
certains representants du monde le plus distingue
de la vallee. Madame Sans-Gene mangea d'excellent
appetit, selon son habitude, but largement de tous
les vins. Mais ä mesure que les plats se succedaient,
on remarqua, non sans etonnement, qu'elle regar
dait avec une Sympathie croissante le verger, qui,
dans le cadre de la fenetre, brillait si joli de soleil,
de feuillage et de fruits.nouveaux. Tout ä coup eile
se leva et sortit. Elle ne souffrait pas d'etre contra-
riee dans ses caprices. Pour l'attendre patiemment
les convives attaquerent le dessert copieux, le
« Kugelhopf » et les gäteaux ä l'anis.
Madame Sans-Gene ne reparaissait plus. On la
chercha en vain dans les appartements. Alors, le
maitre de la maison et sa femme montcrent au
jardin. La, ils trouverent la duchesse installee dans
le grand cerisier, sur la premiere fourche des bran-
ches robustes. Tranquillement eile croquait les
cerises grosses et juteuses. Ses parents eclaterent de
rire. Tandis que, stupefaite de leur apparition, eile
les regardait, son cousin lui dit :
— Viens ä table. On t'a garde ton dessert !
— Non, repondit-elle. Pourquoi veux-tu que je
lambine ä table, oü je n'ai plus rien ä faire ? Ici au
moins je suis libre, je respire le grand air. Laisse-
moi.
Ce fut en vain qu'on la supplia de rejoindre les
convives qui s'appretaient a boire ä sa sante.
Ce n'est pas la marechale Lefebvre qui fit riche
sa famille. Car ä sa mort, survenue en 183 5, quinze
ans apres celle de son mari, ses cousins d'Oderen
partirent, munis de passeports pour Paris, afin de
/ecueillir leurs parts d'heritage. Mais ils revinrent
en Alsace bredouilles. Ce n'est que longtemps apres
leur retour qu'ils recurent quelques milliers de
francs.
On ne possede des Lefebvre que des reliques aux-
quelles le souvenir des jours de gloire prete seul
quelque prix : le gobelet de campagne du marechal,
qui est une demi-noix de coco, avec anneau et bor-
dure en argent; son couteau de chasse ä une lame,
le manche recouvert d'ecailles parsemees de menues
rosaces en or; une bague en or, enchässee de sept
pierres precieuses, au milieu desquelles scintille un
diamant; un voile blanc constelle d'etoiles en or,
offert par l'imperatrice Josephine ä la marechale, et
que celle-ci a donne pour la Vierge ä la chapelle du
pelerinage d'Oderen; un medaillon en or, avec Portrait
de la marechale; enfin, un autographe signe :
« Duchesse de Dantzig », ecrit dans le dialecte de la
vallee de Saint-Amarin, oü la duchesse declare
qu'elle fait cadeau de six couverts en argent ä cha-
cun de ses trois neveux. La duchesse ne savait pas
ecrire ou tres mal. Elle signait d'une main rude, qui
dechirait le papier.
d'apres Georges Beaume.
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