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LE MESSAGER DU RHIN
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Cabirol. Celui-ci, par un malencontreux hasard,
avait justement ä s'occuper ce jour-lä, d'une grande
noce pour laquelle il fallait friser avec tout l'art
possible, la mariee, ses dcmoiselles d'honneur et
nombre de petites Blies et memes de petits garcons.
— Iis m'embetent avec leur banquet ! s'ecria-t-il.
Je n'irai pas; ils festineront bien sans moi, j'espere
qu'ils boiront ä ma sante !
Et il jeta negligemment les deux cartes dans le
vide-poche qui ornait un angle de la salle ä manger.
Mais ce geste n'avait pas echappe ä Gaston, qui dejä
echafaudait en sa cervelle un projet temeraire.
— II serait bien dommage de laisser se perdre
ces deux invitations gratuites, se disait-il. Mieux
vaut qu'elles profitent ä quelqu'un... Pourquoi pas
ä moi ? Les gens du banquet seront trop occupes
pour verifier les identites. Si j'y allais ? Mais il y a
deux places... Qu'ä cela ne tienne, j'emmenerai
Rene, nous ferons un excellent repas, et nous hono-
rerons de notre mieux le heros du jour.
Aussitot fait que dit. L'aine des enfants Cabirol
s'empara deliberement des cartes et s'en alla trouver
son ami, Rene Cercy, le compagnon h'abituel de ses
escapades et trop souvent le complice de ses fre-
daines, qui applaudit vivement la proposition.
Le moment venu, les deux garcons, avec un süperbe
aplomb, se presenterent ä la porte de la tente
oü allait se tenir le banquet; ils y furent admis sans
difficulte sur le vu de leurs invitations. La, inutile
d'ajouter qu'ils mangerent comme quatre et burent
copieusement aussi, non seulement des vins ordinales
, mais aussi des vins fins et du Champagne.
Iis se regalerent egalement de la bombe gl'acee, ä
teile enseigne que le voisin de Gaston, — c'etait un
general — lui dit en souriant :
— Vous me paraissez, jeune homme, apprecier
beaucoup les glaces. Voulez-vous manger aussi la
mienne ? Le medecin me defend tout ce qui est
glace. — Je n'y ai pas touche.
— Avec plaisir, mon general, je vous remercie,
repondit Gaston ravi.
Et il tendit son assiette vide; il eut meme la bonte
de donner un morceau de glace ä Rene.
Mais il se fit un grand silence; le moment des
discours etait arrive. Le President du comite parla
longuement sans rien dire de bien interessant; le
ministre lui repondit avec plus d'eloquence; d'autres
personnages prononcerent des allocutions assez en-
nuyeuses; tout ä coup le president continua :
— La parole est au citoyen Cabirol, adjoint au
maire de Saint-Crepinien.
Rene poussa du coude son compagnon; celui-ci,
tres excite par les boissons qu'il avait absorbees,
fit mine de se lever et il eüt sans doute ose dire
quelques mots, le malheureux, quand on vit le secre-
taire du comite murmurer quelque chose ä l'oreille
du president, qui reprit :
— Rectification : le citoyen Cabirol, s'est excuse
de ne pouvoir venir...
Gaston respira. Neanmoins cet incident avait
attire sur lui l'attention de plusieurs personnes qui
l'avaient reconnu et qui vinrent feliciter le coiffeur
de s'etre si bien fait representer par son fils.
Le papa Cabirol entra dans une colere bleue et
commenca par gifler son rejeton ä tour de bras. Puis
il lui demanda des explications que le coupable
donna en pleurant; elles ne satisfirent d'ailleurs
nullement 1'adjoint, qui conclut :
— Cela t'apprendra, vaurien, ä voler des cartes
de banquet et ä boire plus que de raison. Pour com-
penser cette orgie, tu dineras ce soir d'un croüton
de pain arrose d'eau claire !
Et, depuis, chaque fois que Gaston avait commis
quelque nouvelle maladresse, son pere lui criait :
— Souviens-toi, miserable, qu'au banquet de
Lyon tu as failli deshonorer tous les Cabirol .'
A. Mignac.
AME LIBRE
Nous etions lä, etendus sur la
plage, nous dorant au soleil apres
un bain trop long, au milieu d'une
foule de corps etendus. II faisait
physiquement bon. C^a sentait le
sable chaud et nous respirions len-
tement l'odeur de sei marin qui
s'evaporait sur notre peau rechauf-
fee.
Pourtant nous ne goütions pas
la satisfaction beate de tous ces
corps qui semblaient prives d'ämes.
Inquiets, nous nous tenions en mar-
ge de cet etrange troupeau. Sentant
confusement que notre joie n'etait
pas lä.
Andre s'etait leve. Sans dire un
mot nous sommes rentres chez nous.
II etait cinq heures dejä, mais des
que j'eus jete les yeux sur les pho-
tos de notre dernier camp, je devi-
nais que ce jour n'etait pas fini et
qu'une aventure allait commericer.
Alors nous nous sommes changes.
Nous avons jete avec un grand geste
qui nous liberait nos pantalons
de flanelles. Nous avons enfile nos
culottes de toiles et chausse nos
souliers cloutes. Le materiel etait
encore lä, eparpille dans la chambre.
Rapidement nos sacs furent faits.
Avec un grand « hau! » volontaire
nous les avons charges sur nos epau-
ies. Et nous sommes partis.
Nous avons marche une bonne
partie de la nuit. La fatigue et le
foid nous lavaient et dans ce bain
vivifiant nos esprits retrouvaient le
calme et notre cceur son rythme.
Nos muscles jouaient bien et nous
avions envie de chanter.
Nous dressämes la tente sur un
petit eperon rocheux oü les aiguil-
les de pin mettaient un bien mince
matelas. Pourtant ce fut le soleil
qui me reveilla. Dejä Andre, le tor-
se nu s'etirait dans l'air vif, ses
muscles jouaient en mouvements
harmonieux; il sautait, s'accrou-
pissait, courait, s'arretait pour res-
pirer, puis il jetait de grands cris,
affolant les oiseaux qui s'arretaient
de chanter.
J'allais ä lui. II me dit :
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