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LE MESSAGER DU RHIN

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Gradion. Elle est belle entre toutes, d'une
beaute etrange et inquietante. Dans un visage de
marbre brülent deux yeux immenses, des yeux
cälins et veloutes refletant toute la douceur d'une
nuit printaniere. Plus d'un vaillant seigneur aurait
donne sa vie pour un de ces regards. Mais dans ses
prunelles sombres passent parfois des lueurs
d'acier, une froide cruaute qui n'a plus rien d'hu-
main s'y lit.

En ce brillant soir de fete pourtant son front est
lisse, le sourire fleurit sur ses levres pourpres.
Dans ses boucles noires scintille de tous ses rubis
un large diademe. Sur sa gorge blanche les lourdes
pierres d'un collier mettent leurs taches sanglantes.
Elle est fetee, choyee. Mais eile n'a d'yeux que
pour son cavalier! Serait-ce un roi puissant venu
pour demander sa main? Serait-ce son tendre com-
pagnon d'enfance, le doux et blond Lo'ic qui l'aime
depuis toujours? Ou encore quelque chevalier du
voisinage fier de ses prouesses et sür de meriter les
faveurs de la princesse? Non, celui qui est lä ce
soir, aux cötes de Dahut, est un inconnu. Certes,
il peut plaire avec sa belle prestance, sa distinction
hautaine, ses yeux de flamme. II a semble tout na-
turel de lui reserver la place d'honneur. Et ä pre-
sent que les verres tintent et que les rires fusent
le mysterieux etranger enveloppe de tout son
charme sa belle partenaire. Dehors les flots gron-
dent contre les rochers, la nuit est d'encre et le
vent hurle. Mais dans la salle illuminee la fete bat
son plein. Au son d'une musique effrenee les
couples tourbillonnent.

Mais oü est Dahut, la reine de la soiree? Oü est
son brillant cavalier? Nul ne saurait le dire et nul
ne s'en inquiete. Les couples tournent, les instru-
ments chantent... Et le vent gemit, et la pluie
sanglote...

Loin du ruissellement des lumieres, ä travers les
sombres couloirs du chäteau glisse une ombre si-
lencieuse. Elle entre dans la haute piece du roi,
cherche ä tätons le lourd coffre barde de fer, et
l'ouvre d'une main experte. Lä repose la clef d'ar-
gent. Elle la saisit, s'enfuit en courant, et la remet
ä une autre ombre plus noire qu'elle qui l'attend ä
l'entree. Pour plaire ä son ami d'un soir — Satan en
personne — Dahut au dur cceur de rocher a vole
son pere et livre sa ville.

Le Demon ne perd pas de temps. Muni de la
precieuse clef, il se precipite sur la porte de
l'Ocean, ouvre les vannes qui preservent la cite.
Et c'est la ruee des vagues dechainees engloutissant
tout sur leur passage.

Par bonheur l'ami de Dieu, Saint Guenole, s'en
vient de Kemper ä bride abattue.

« Leve-toi, Gradion, leve-toi, s'ecrie-t-il. Ta fille
et le Roi des Tenebres ont ouvert les portes de fer.

La Cathedrale de Quimper

Ecoute! Au loin mugit le flot. 11 vient ä nous ä
toute vitesse. »

Et le pauvre roi s'en va avec le bon eveque.
Dahut, le cceur epouvante par son propre forfait,
saute derriere son pere sur la monture. Mais son
peche est si lourd que le cheval trebuche. Et le
Saint de dire : « Jetons ce demon ä la mer! » II la
frappe avec sa Crosse, et Dahut tombe dans les

flots, oü Satan parait pour 1'empörter--Et la

mer presqu'aussitöt arrete son avance —--A

l'heure oü blanchit la campagne le pauvre roi, con-
duit par son saint ami, entre dans la bonne cite de
Kemper.

Mais la ville d'Ys resta engloutie. Dans la baie
houleuse entre les Pointes du Raz et du Van dort
cette Sodome celte. Par temps clair on apercoit les
sveltes'clochers ä travers l'onde transparente, et on
entend encore la voix argentine des cloches qui
jadis appelerent en vain ä la priere les habitants de
la ville.

« Un jour, quand Dieu le permettra,
Ker-Ys des eaux remontera...
Pour que ces temps soient avances,
Prions Dieu pour les Trepasses. »