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LE MESSAGER DU RHIN
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bientöt trop etroite encore pour les incessants
progres du fretillant animal qui grossissait ä vue
d'ceil, au point d'atteindre la taille d'une petite
couleuvre.
II fallut le mettre dans une cuvette.
— Les mouches ne suffiront plus ä le nourrir,
pensa M. Cleophas; il lui faut desormais une vian-
de plus substantielle.
II alla chercher des escargots que le gros ver se
mit ä vider avec une adresse egale ä sa voracite.
Un jour que le savant apportait ce repas et que son
jeune eleve, plein d'appetit, ouvrait ä l'approche de
la nourriture une bouche dejä fort grande, le bon
pere nourricier eut un sursaut de joie :
— II a desdents! s'ecria-t-il; ses premieres dents!
II faut une recompense ä la nourrice.
II se versa et but un verre de vin genereux dont
il secoua les dernieres gouttes. au jeune animal.
Celui-ci les lecha avec avidite et parut les deguster
avec beaucoup de plaisir.
— Un ver ä dents ne peut veritablement plus de-
meurer en une cuvette, pensa le savant M. Cleophas
; il lui faut au moins un tonneau; lä il se
developpera tout ä l'aise, et, dans quelque temps,
ce phenomene scientifique, fruit de mes medita-
tions, etonnera la ville et le monde savant tout
entier.
Dans le tonneau, le gros ver, nourri desormais
de viandes plus fortes, telles que grenouilles, cra-
pauds, lezards et meine ris de veau et cervelles de
moutons, acquit bientöt la taille d'un vrai serpent;
il en prenait meme la peau, car il lui venait des
ecailles.
— De plus en plus curieux, murmura le savant,
quand il s'en äpercut. Heureusement que, malgre sa
transformation, cet animal demeure tres doux et ne
manifeste en rien les mauvais instincts du serpent.
Un jour, la stupefaction et la joie du bon
M. Cleophas furent plus grandes encore :
— II lui pousse des partes! s'ecria-t-il; il n'est
plus apode, il devient au contraire metapode, au-
trement dit sunopode, il
s'anoblit; sur l'echelle des
etres il a monte d'un de-
gre; le voici sortant de
l'ordre des reptiles pour
s'elever ä celui des sau-
riens, famille des agames;
peut-etre avec de nou-
veaux soins, pourra-t-il ar-
river meme jusqu'ä celle
des iguanes. Ou bien encore
par un processus dif-
ferent mais egalement heu-
reux, il deviendra soit ce-
phalopode avec orientation
posterieure vers les aceto-
buliferes ou les tetrabran-
chiaux, soit gateropode
avec orientation vers les
pectinobranches ou les
ophistobranches. Tout cela
devant les universites de
Prague.. Leyde, Salamanue et Upsal, je l'exposerai
en des themes que je resumerai ensuite en un livre
tel qu'il n'en a jamais ete ecrit. Bref, pour le nom
de Cleophas, c'est la gloire!
Dans cet espoir il doubla la dose de grenouilles
et de crapauds, si bien que, gräce ä cette forte
nourriture, l'animal acquit une exceptionnelle vi-
gueur. Les coups qu'il donnait dans le tonneau qui
lui servait d'abri en faisaient retentir si violem-
ment les parois que les voisins s'etonnerent de ces
perpetuels röulements.
— Vous apprenez donc ä jouer du tambour,
dirent-ils en riant au chanoine, auriez-vous l'inten-
tion d'entrer dans les troupes du roi?
— Non. Mais ne vous etonnez pas de ce bruit,
repondit M. Cleophas, vous en connaitrez plus
tard la cause; c'est une surprise que je veux vous
faire.
Pour etre plus tranquille et eviter le bruit, il
descendit le tonneau dans la cave. Certain desormais
du succes, il resolut de prevenir ses confreres,
lors d'une reunion du Chapitre, qu'il aurait bientöt
ä leur reveler un secret.
— Lequel? lui demända-t-on avec une intense
curiosite.
— Patience, repondit-il, tout ce que je puis vous
dire aujourd'hui, c'est qu'il s'agit de la gloire de
notre ville.
— De la gloire de Mezieres?
— Oui, de son renom dans le monde. Vous
souvient-il, ajouta-t-il en se tournant vers un de
ses confreres, vous souvient-il, Monsieur le chanoine
Zephirin, que lorsque vous fütes par nous en-
voye ä Paris pour solliciter de M. le surintendant
des Finances une diminution de nos taxes, vous
e.ütes ä subir une petite humiliation dans l'auberge
oü vous prites logis?
— Je me souviens fort bien de la petite aventure
ä laquelle vous faites allusion. Apres l'inscription
La lutte avec le dragon
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