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LE M ES SAGER DU RHIN
de mon nom sur le registre, l'höte m'ayant dit :
« Veuillez ajouter la nationalite et le domicile »,
j'inscrivis : Francais, Macerien .. .
— Et l'höte, vous-meme me l'avez conte, se mit
ä rire en disant : « Macerien? Qu'est-ce que c'est
que ca? »
— C'est vrai. Je me sens encore rougir de patrio-
tique depit de ce que, dans Paris, demeurät ignore
le nom des häbitants de Mezieres.
— Eh bien, pareille humiliation n'arrivera plus ä
aucun d'entre nous. Gräce au secret que bientöt,
je l'espere, je pourrai vous reveler, le nom de notre
ville et celui de ses häbitants deviendront celebres
dans le monde entier.
En sortant de la salle du chapitre, Tun des cha-
noines rencontra dans la rue un bourgeois de ses
amis.
— Savez-vous garder un secret? lui demanda-t-il.
— J'en suis le tombeau, repondit le bourgeois.
— Alors, je puis parier. Vous apprendrez bientöt
du nouveau.
— Quoi?
— Chut! N'en dites rien... notre ville va deve-
nir celebre dans le monde entier.
— Mezieres celebre dans le monde entier?
— Je dis bien « dans le monde entier » et je pre-
cise, dans les trois parties du monde (il n'y en
avait encore que trois, car Christophe Colomb
n'avait pas encore decouvert l'Amerique ni Tas-
man l'Australie).
Bientöt le bruit courut, au marche d'abord, puis
dans la ville entiere, que, gräce au savant chanoine
Cleophas, Mezieres allait devenir la capitale des
trois parties du monde.
Le Maitre de ville crut devoir convoquer, dans
la salle de reunion, le Conseil de MM. les echevins.
— Vous savez probablement dejä la nouvelle,
leur declara-t-il, M. le chanoine Cleophas a, parait-
il, fait une decouverte, encore secrete, mais qui,
lorsqu'elle pourra etre devoilee, rendra celebre dans
l'univers entier le nom de notre ville. A notre tres
savant compatriote, qui a droit ä toute notre re-
connaissance, il faut d'avance preparer des hon-
neurs dignes de lui.
— Un arc de triomphe en feuillages devant sa
maison? proposa l'un des echevins.
— Et un banquet en son honneur, dit un autre.
— Arc de triomphe et banquet sont adoptes!
conclut d'une voix unanime l'assemblee.
— Monsieur le Receveur des Deniers Communs,
ordonna le Maitre de ville, veuillez donc inscrire
aux depenses prevues la somme de 18 livres, 3 sols
et 5 deniers.
Au temps oü une poule valait deux sous, c'etait
lä une somme importante. Le savant chanoine, aux
oreilles de qui le bruit de ces glorieux preparatifs
finirent par arriver, ne se tenait pas de joie.
Un jour, ä la lueur de la chandelle dont il s'e-
clairait dans sa cave pour visiter et nourrir son
pensionnaire, il apercut sur le dos de celui-ci deux
bien etranges choses.
— On dirait des ailes, s'ecria-t-il avec joie. Je
ne me trompe pas ... ce sont deux ailes qui lui
poussent! Quelle merveille! Faut-il en parier ä mes
confreres du chapitre?... Non, pas encore; leur
heureuse surprise sera plus grande quand je pourrai
leur annoncer la chose comme certaine.
Les ailes se developperent avec la meme regula-
rite que s'etaient developpees les pattes. Les unes
et les autres grandirent meme si fort que le ver,
devenu serpent, se transforma bei et bien en un ve-
ritable dragon.
Pour la premiere fois M. Cleophas commenca ä
s'inquieter.
— Cet etre vivant devient si fort que je ne serai
bientöt plus maitre de lui. II va maintenant pou-
voir sortir de son tonneau. II faut donc lui trouver
une demeure plus süre; je vais lui confectionner
une cage.
Au meilleur serrurier de la ville, le savant com-
manda une solide cage ä barreaux de fer et reussit
ä y faire entrer le dragon en l'attirant par un large
appat de bonne nourriture et de bon vin : puis il
ferma la porte d'un lourd cadenas. C'est avec quel-
que precaution desormais qu'il apportait ä l'etrange
animal sa pitance quotidienne. Pour celle-ci, il etait
devenu necessaire de recueillir bien loin ä la ronde,
tous les chiens creves, chevaux abattus et charognes
de toutes sortes.
— Quelle infection! disait dame Ursule en s'ar-
rachant de desespoir quelques cheveux gris. Je ne
pourrai plus desormais reussir une creme!
Le dragon profitait bien et ne grandissait que
trop!
En meme temps que d'apparence, la bete avait
change de caractere; eile devenait hargneuse, sa
bouche commencait ä exhaler une haieine fetide
qui remplissait la cave du chanoine d'une odeur
nauseabonde.
— On dirait un goüt de fumee et de suie, dit un
jour le pauvre homme en entrant; il n'y a pourtant
pas ici de cheminee.'
Avec quel emoi en s'approchant davantage, il
vit s'echapper de la gueule du jeune dragon un pe-
tit panache de fumee!
Le' lendemain, .le pauvre M. Cleophas vit luire
une etincelle; le surlendemain s'alluma une plus
forte lueur; le troisieme jour jaillit un veritable
panache de flammes qui faillit brüler les yeux du
savant et emplit la cave entiere d'une suffocante
odeur de soufre.
— Ah! mon Dieu, mon Dieu, que vais-je devenir
? gemit le pauvre M. Cleophas qui, non seule-
ment voyait s'evanouir tous ses ambitieux reves
scientifiques, mais commencait meme ä craindre se-
rieusement pour sa vie.
II courut chez ses confreres les chanoines, leur
avoua son cas et leur demanda conseil.
— Voilä donc, lui repondirent-ils avec quelque
mauvaise humeur le resultat de toutes vos cachot-
teries; pourquoi ne nous avoir pas avertis plus tot?
— J'en avais eu l'idee, dit timidement M. Cleophas
.
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