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LE MESSAGER DU RHIN
meme le dragon qui menacait de devorer la fille du
roi de Silene en Lybie. Mais ce sont lä des cas
exceptionnels, des actions de heros uniques; regar-
dez M. le chanoine Cleophas dont on frotte les
tempes avec du vinaigre, est-ce un Persee ou un
saint Georges?
— II me vient une idee, dit un echevin en se
frappant le front.
— Laquelle, demanderent ä la fois tous les
autres?
— Voici: voyageant un jour sur le Rhin pour
me rendre en pelerinage ä Cologne, on m'a montre
au passage une immense röche, dressee au bord du
fleuve, et qu'on nomme le Drachenfels.
— Le Drachenfels?
— Oui, cela veut dire : «la röche du dragon».
II parait qu'autrefois dans une caverne, ouverte
au flanc de ce rocher, habitait un dragon qui deso-
lait toute la contree. Chaque semaine, il fallait lui
livrer une jeune fille qu'il devorait avec ferocite.
Un jour, la victime designee arriva, par d'habiles
manceuvres, ä faire approcher le monstre du bord
de la röche. Le poussant alors avec vigueur, eile
lui fit perdre l'equilibre; il tomba dans le fleuve et
fut noye.
— L'eau, en effet, expliqua l'echevin lettre, est
la plus mortelle ennemie du dragon.
— Vraiment? interrogerent les autres.
— Certes, et cela se comprend : le dragon vit
uniquement du feu interieur qui l'anime et s'echap-
pe par sa gueule; ce feu eteint, il est mort.
— II faut donc jeter ä la Meuse celui qui nous
menace? proposa Tun des echevins.
— Tres justement parle, declarerent tous les
autres.
— Mais qui s'en chargera?
— II faut evidemment, decida le Maitre de Ville,
que ce soit l'auteur meme de nos presentes angois-
ses, M. le chanoine Cleophas.
Gräce aux soins qui lui av'aient ete prodigues,
M. Cleophas sortait de sa pämoison.
— Le Conseil a prononce, lui declara le Maitre
de Ville, il vous faut aller jeter ä la Meuse le
dragon.
Soutenu sous les bras par quatre chanoines, ses
confreres, qui l'avaient accompagne, M. Cleophas
se retira.
Ses amis essayaient de le reconforter :
— Dans cette ville, dit l'un d'eux, nous sommes
tous des gens d'eglise ou des bourgeois, il y a ce-
pendant parmi nous un chevalier, c'est le chätelain
qui gouverne le chäteau au nom de notre tres redoute
seigneur le comte de Rethel. Allez le trouver
et priez-le de vous preter son armure entiere avec
le heaume pour la tete.
M. Cleophas obeit, mais en entrant chez le chätelain
une idee lui vint :
— Messire chätelain, dit-il d'un ton engageant,
vous etes un homme de guerre, vous; ne pourriez-
vous vous charger de combattre le dragon, comme
l'ont fait jadis vos confreres en chevalerie, Persee
et saint Georges?
— Je ne crois point ä Persee, repondit avec con-
viction le chevalier, son histoire est une fable in-
ventee par les poetes de l'antiquite; quant ä saint
Georges, c'est sa saintete meme qui faisait sa puis-
sance. Tout ce que je puis faire est de vous preter
mes armes; voici mon armure, mon heaume et ma
lance; ils sont ä votre disposition. Prenez-les et en
avant!
Tout penaud, chargeant sur son dos les pieces de
l'armure, mettant le heaume sous son bras et te-
nant la lance comme un cierge, M. Cleophas re-
gagna son logis.
— Dame Ursule, dit-il en rentrant ä sa vieille
gouvernante, vous me voyez bien embarrasse: pour
revetir ces incommodes vetements de fer, M. le
chätelain est aide par son ecuyer. Voulez-vous me
servir d'ecuyere?
— Ah! Monsieur le chanoine, repondit avec
dignite dame Ursule, veuillez ne pas m'insulter.'
— Vous insulter, ma bonne Ursule, en quoi?
— Ecuyere!... M'avez-vous jamais vue en costu-
me leger sauter au travers d'un cerceau de papier?
— Jamais, affirma M. Cleophas, dont cette ima-
ge, en ces tragiques circonstances, n'eveilla meme
pas le sourire. II s'agit seulement de m'aider ä passer
cette armure, vetement dont je n'ai guere l'habitude.
— En effet, dit la brave dame en soulevant avec
peine l'une des parties de la lourde armure, ca ne
se passe pas comme un röchet.
Dans son trouble, dame Ursule presenta la cui-
rasse ä l'envers, dos en avant.
— Ce ne doit pas etre ca, dit timidement le chanoine
; je me sens gene aux entournures.
Enfin apres plusieurs essais l'armement de M. le
chanoine fut accompli, mais ä la ceinture, malgre tous
les efforts, les deux parties de la cuirasse ne purent
se joindre et laisserent entre elles un assez laige
intervalle ä cause de l'embonpoint de M. Cleophas.
Sans en connaitre les noms, dame Ursule prit succes-
sivement les jambieres, les cuissards, les genouilleres,
les brassards, les gantelets et le gorgerin.
— Que d'affiquets, disait-elle, un peu empetree
dans toutes ces boucles, courroies crochets! II ne
me faut pas tant d'agrafes, ä moi, pour mon cor-
sage et ma jupe.
Tant bien que mal, la toilette guerriere de M.
Cleophas etait enfin terminee.
— Affronter ainsi le dragon, gemissait le pauvre
homme!
— C'est votre faute aussi, repondit dame Ursule
. Je vous l'avais bien dit; vous n'avez rien
voulu entendre... La science!... Ah! malheur!
Enfin, prenant son courage ä deux mains (ou
plutöt la lance du chevalier), M. Cleophas descen-
dit en sa cave. Lä, se servant de son arme, non
pour percer le dragon, ce qu'il savait impossible,
mais pour en faire un levier, il reussit, marche par
marche, ä faire remonter l'escalier ä la cage dans
laquelle le monstre se trouvait enferme. Celui-ci,
se mefiant de quelque mauvais tour, lancait furieu-
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