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LE MESSAGER DU RHIN
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UNE
ESSE EN FORET
.par.
AUFRESNE
En 1794, la Bretagne, si pacifique de nos jours,
presentait un curieux spectacle bien fait pour trom-
per l'oeil d'un observateur peu attentif. Un calme
apparent regnait dans la province. Les paysans va-
quaient ä leurs occupations ordinaires, les travaux
des champs s'executaient regulierement et laviedes
habitants suivait son cours normal. Le pays n'en
etait pas moins le theätre d'un formidable souleve-
ment populaire qui ne se manifestait pas au grand
jour, mais revetait la forme d'une resistance secrete
donnant Heu ä une veritable lutte de guerillas.
Les escarmouches, les surprises, les attaques noc-
turnes se succedaient sans interruption, et les paysans
, ligues entre eux, soutenaient contre l'armee
republicaine une lutte opiniätre, quoique clandes-
tine, au cri de : « Dieu et le Roi.' »
A la tombee de la nuit, des individus ä figure de
brigands commencaient ä se deplacer, ä tenir des
conciliabules, ä chevaucher parmi les chemins
creux : c'etait les estafettes de Georges Cadoudal
qui se mettaient en campagne, sous forme parfois
de mendiants, tramant dans le pays, ou de sauniers
allant de village en village vendre leur sei. Au
moyen de ces agents de liaison, le chef avertissait
ou rassemblait ses hommes lorsqu'il avait decide
une expedition. Les objets les plus simples avaient
leur signification cachee : les ailes des moulins ä
vent, placees de certaines facons, parlaient un lan-
gage muet qui etait compris de loin; les troncs
creux de certains arbres recelaient des guetteurs.
Des phrases de Convention, telles que « les pour-
ceaux sont dans nos choux », denoncaient l'arrivee
subite des Bleus dans un village, cris d'alarme que
la corne des pätres propageait au loin.
A l'approche de l'ennemi, et quand le danger
devenait trop pressant, les Chouans n'hesitaient
pas ä prendre pour asile une chaumiere perdue loin
des routes, une caverne au fond des bois, voire
une des « Caches » pratiquecs par eux dans le sol
rocailleux des landes. Ces refuges secrets ne man-
quaient pas dans la vaste foret de Camors, dont le
sol accidente, couvert tantöt d'epais taillis et par-
seme de petits ravins, de replis de terraüi embrous-
sailles, offrait mille cachettes naturelles connues
des seuls indigenes. Iis s'y retiraient pour se sous-
traire ä une agression ou pour tenir conseil et com-
biner une attaque.
Ces abris servaient aussi de retraites ä ceux qui,
frappes par la Republique de peines immeritees et
declares hors la loi, avaient du fuir leur demeure et
vivre en parias, dont ils menaient l'existence er-
rante et miserable. Tel etait en Bretagne le cas d'un
certain nombre de pretres qualifies par la Convention
d'insoumis et traites comme tels pour avoir
courageusement refuse de preter un serment exige
par la nouvelle Constitution, mais condamne par le
Pape et reprouve par leur conscience.
Parmi ces victimes du devoir figurait le digne
abbe Garrec. Issu d'une vieille famille bretonne, par
son zele apostolique ainsi que par sa grande bonte,
il avait gagne l'estime et l'affection des habitants
du pays. Desservant d'une petite localite situee aux
confins de la foret, il avait du, pour se soustraire
ä une injuste arrestation, quitter son modeste
presbytere et chercher asile aupres de ses parois-
siens.
La pauvre abbe vivait au jour le jour, changeant
frequemment de domicile et oblige de se cacher
pour exercer son ministere. II etait reduit ä celebrer
le culte dans des abris de fortune, tantöt dans une
soupente, tantot dans une grange delabree, sou-
vent en pleine foret, ä l'interieur d'une cabane
rustique.
C'est lä, ä la porte d'une vieille hutte de char-
bonniers, que nous le retrouvons au matin du
24 aoüt 1794. L'abbe Garrec se disposait ä dire sa
messe dans ce sanctuaire improvise que les neces-
sites de cette epoque tragique l'avaient contraint ä
adopter. II avait pour enfant de chceur un petit
paysan de 12 ans, nomme Jobic, garconnet ä l'oeil
vif et intelligent, remarquablement serieux pour
son äge, sur le devouement et la discretion duquel
le pretre savait pouvoir compter. II etait 6 heures
du matin : un clair soleil traversait la frondaison
des grands arbres, et seuls les premiers chants des
oiseaux troublaient le silence de la foret.
Tandis que Jobic achevait de preparer le pauvre
autel, dresse tant bien que mal ä l'interieur de la
cabane, l'abbe, au dehors, lisait son breviaire en ar-
pentant lentement l'etroite clairiere. Soudain, un
bruit de pas lui fit lever la tete et grande fut sa
surprise en apercevant, ä quelques metres de lä, un
inconnu qui le devisageait sans mot dire.
Le pretre ne put se defendre d'une certaine emotion
. Reduit comme il Vetait ä s'entourer de pre-
cautions et de mystere, cette rencontre inattendue
n'etait pas sans lui causer une secrete apprehension.
Mais, recouvrant bientot son sang-froid, il s'appro-
cha du nouveau venu qui se tenait immobile et le
considera attentivement. II vit alors que celui qu'il
avait d'abord pris pour un vagabond presentait plu-
tot l'aspect d'un mendiant, mais ce qui le frappa
surtout, c'etait l'expression d'hcbetude empreinte
sur le visage de l'inconnu. II regardait l'abbe d'un
ceil stupide, tandis qu'un rire niais fendait sa bou-
che jusqu'aux oreilles.
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