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LE MESSAGER DU RHIN
— Oh ca ira, pere, je vous ecrirai. »
Tous les deux sont emus, ils ne se disent plus
rien.
Dejä le pere s'eloigne. II est ä vingt metres du
chemin. Le fils suit sa marche, anxieux. Tout at-
tentif ä ses gestes. Le voilä qui se couche! LIn
obstacle. Le pere fait un geste : silence! La, au
bord du chemin, un douanier tout seul. II fume sa
pipe. II ne se doute de rien... Trois hommes : un
soldat perdu dans une foret des Vosges, gardien
d'une frontiere, depuis longtemps violee et depas-
see; un pere, dont la cceur bouillonne de rage, donc
la raison pourtant retient l'elan; un fils qui va tout
laisser, parents, amour, mais se rejouit : il va re-
trouver la France... Combien de temps faudra-t-il
attendre? Encore des bruits de botte. Les deux
hommes se collent derriere les troncs. C'est le ca-
marade de patrouille du douanier. II l'attendait sans
doute. Iis repartent vers Bruche. Le pere se re-
dresse. II ecoute. Plus rien. D'un bond il est sur le
chemin. Le signe! Le fils passe, et dejä s'enfonce
dans les fourres. II est de Lautre cöte. Le pere sent
comme une sueur..., une lärme...
Un peu plus voüte encore, il suit le chemin de
Bruche. II sait les douaniers devant lui, il ne risque
rien. Pres de la Ligne il prendra le sentier qui mene
au reservoir.
Deux heures plus tard il etait chez lui. La mere
attendait, le chapelet ä la main. Elle l'avait egrene
sans s'arreter depuis leur depart. En voyant son
homme eile sait que tout s'est bien passe.
« Ca y est ?
— Oui, ca y est... j'ai rencontre personne. »
Et le soir, au « Lour », dans le village, on racon-
tait dejä que le Julien du Humbert etait aussi passe
de Lautre cöte.
La fille attendit trois mois. II lui avait ecrit deux
fois de Saint-Michel. Dans la derniere lettre il di-
sait qu'il allait dans le Midi. II y avait encore trop
d'Allemands dans la region, et il ne pouvait plus
les voir. Elle attendit quatre mois, cinq mois, et
puis eile n'y tint plus. Un dimanche, apres-midi,
eile etait de nouveau au «Baä». La, on dansait
presque tous les dimanches. Certes les garcons
savaient qu'elle causait au Julien. Iis ne la deman-
daient pas. Elle restait seule ä sa table, genee. Des
douaniers entrerent, s'assirent pres d'elle. Elle dut
leur causer. La musique jouait. Un des soldats se
leve. « Fräulein Louise... » II l'invite. Elle n'ose dire
non. Et la voilä lancee dans la melee tournante avcc
un Allemand! Elle, la promise de Julien. Et l'ivres-
se l'a saisie! Elle danse, elles les tutoie! Iis lui re-
donnent rendez-vous pour dimanche. Et eile re-
vient... ainsi chaque dimanche.'...
Les gens la meprisent et la craignent. « C'esl la
Maiou avec ses Boches!» Elle se farde, fume,
s'habille! Iis lui rapportent, de Saint-Die, tout ce
qu'elle veut : des bas, des etoffes, des chaussures...
«De chics types! Et qui savent rire! On le dit des
Francais...! ils les valent bien! II y en a un tout
blond. Un joli gars de Berlin. II est dentiste. II veut
me marier, oui! apres la guerre. Ca ne durera plus
longtemps, les Anglais sont fichus. »
Oublie, pauvre Julien. D'ailleurs il n'ecrit plus.
Et puis il ne sait pas rire comme ceux-ci!
« Je prefere m'arranger avec ce Wielfried, ce Ber-
linois si gentil, qu'avec son avare de pere. »
Le pere Humbert ne dit rien. II le savait bien.
Lui non plus n'a plus de nouvelles de son Julien.
II est avec eux en Afrique, c'est tout ce qu'il sait.
II attendra, confiant!
1945. Liberation! II est revenu, son Julien. Sergent
! Un beau gars. Quel jour, lorsque la Jeep s'est
arretee devant leur maison, et que son fils en est
sorti pour l'embrasser! II n'a rien demande de la
Maiou. Mais il a ete au restaurant. Lä il a appris
qu'elle avait eu un gösse de l'Allemand. II sait
tout. Ca lui a fait un coup sur le moment. Mainte-
nant, c'est fini. Ses camarades ne lui en disent plus
un mot. On respecte sa peine.
Lui, il l'a vue passer, toute honteuse, devant
chez lui. II n'a pas salue. II n'a pas fait un mouve-
ment. II souffre comme tous les gars de la mon-
tagne..., sans plainte..., sans gemissements... Tout
est en-dedans Le pere le sait bien. II ne dit rien.
Ca passera...
' e qui la faisait si vivante ä chaque heure, lui donnait ses
surfaces et ses profondeurs, et sa gräce surtout irresistible, ce qui etait veritablement
son äme, c'etait l'air, la fine buee du jour, l'haleine douce de la terre qui l'enveloppait
ä tous moments comme un encens; melange de fumees lentes et de vapeurs du soir,
gazes fines de printemps ou brouillards de l'hiver, toute la caresse ä l'infini changeante
des atmospheres septentrionales. Ici, dans ce pays de plaine humide, la Cathedrale
empruntait ä l'air quelque chose de fluide et de mysterieux qui n'existait nulle part
ailleurs. Chaque matin des brumes differentes montaient de la riviere ou descendaient
des montagnes voisines, et chaque soir aussi saupoudrait sa grande ombre d'une poussiere
nouvelle. Voiles mauves ou voiles roses, voiles gris de perle päle, voiles brun
sombres de douleur, voiles bleuätres de priere, la Cathedrale en comptait pour chacune
des heures de sa vie; eile pouvait en revetir chaque jour de nouveaux et c'etait toujours
sous une robe differente qu'on la voyait lancer sa fine Silhouette au-dessus de la ville.
Et cela encore c'etait son secret, sa gloire, sa richesse . . . Jacques DIETERLEN
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