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LE MESSAGER DU RHIN
l'heure des fantömes; avant de le traverser, meme
en plein jour, de vieilles femmes superstitieuses et
des enfants timores font le signe de la croix.
Mais au sortir de ce passage force, si sombre, on
est frappe par le contraste qu'offre aux regards le
site aimable, oü, parmi les collines aux doux con-
tours et dans le feuillage moelleux et clair des ar-
bres, se blottit amoureusement le village. La route
descend vers ce groupe d'habitations paysannes,
presque toutes du type alsacien le plus pur. Les
toits pointus emergent d'in-
nombrables cimes d'arbres
fruitiers; les maisons sont
encore toutes en colomba-
ges; les facades en encor-
bellement et leurs panneaux
gris ou blancs, nettement
delimites par les poutres
brunes, sont souvent enjo-
livees par un motif deco-
ratif antique et mysterieux;
de sveltes colonnes, d'un
bois que le temps a noir-
cies, portent des galeries
couvertes oü la vigne claire
folätre sur le fond de l'om-
bre douce; aux fenetres
eclate le rouge vif des ge-
raniums et par-ci, par-lä la
figure souriante ou iritri-
guee d'une jolie fille —
fleur parmi les fleurs — re-
garde le passant. Les pay-
sans, dans les cours ouver-
tes sur la rue, interrompent
leur travail pour le saluer.
Car sains comme le site
sont les gens qui l'habitent.
Iis n'ont nullement cet
air reveur, stupide meme,
qu'on s'attend ä trouver
chez des hommes que l'agitation du monde semble
ne pas pouvoir toucher. C'est que leur reclusion
n'est qu'apparente; en effet la grand'route est la,
toute proche, cette route qui depuis des genera-
tions apporte les bonnes et les mauvaises choses;
il y a le chemin de fer egalement; et puis il y a
Bäle, la ville moderne, oü ils vont au marche. La
franchise de ces gens, leur loyaute, leur fidelite ä
eux-memes surtout, sont des vertus; car il ne leur
manque ni la connaissance, ni les exemples d'un
monde qui se pretend plus heureux qu'eux. Iis
connaissent bien les tentations et les luttes.
Mais autant ils sont les premiers ä s'amuser, avec
une nuance d'indulgence, des quelques vieilles folles
ä l'esprit faible et superstitieux, autant ils sont sur
leurs gardes vis-ä-vis de ce monde aux idees « modernes
». Un bon sens spontane et averti ä la fois,
rustique et parfois meme cru, agremente toujours
d'un parfum de terroir captivant; un sang-froid in-
vetere, renforce par lecontact conscient avec la
grande ville et que ni l'imprevu, ni la nouveaute ne
Ferrette
un sens du mystere, respectueusement refoule dans
les plis de leurs ämes, un sens particulier qui leur
fait deviner qu'il n'y a rien d'insignifiant dans ce
monde et qu'ils cultivent pieusement en se confor-
mant aux enseignements de leur religion : c'est tout
cela qui charme dans l'humanite du regard bleu de
ces robustes paysans.
S'il etait une personne qui reunissait en eile ces
diverses qualites, c'etait bien tante Odile. Penser ä
purger ses poumons et ä se reposer dans l'oisivete
c'etait, quand on avait af-
faire ä eile, une gageure. Je
l'avais oublie et mon « mo-
dernisme» romantique ne
resista pas au premier con-
flit qu'il y eut.
En effet au premier matin
de mon sejour, alors que
je rentrai des champs, que
j'avais couru en tous sens,
tante Odile m'accueillit par
une cascade d'invectives :
h Est-ce permis! — Un grand
gaillard comme ca, un fai-
neant, un inutilc, un pares-
seux, un vaurien! — Que
diraient tes parents, s'ils
savaient qu'on te laisse
trainer ainsi, comme un bo-
hemien! — Ne sais-tu pas
qu'il faut travailler dans la
vie! Le travail n'est-il pas
la sante! »
A l'entendre j'aurais du
etre contrit jusqu'au fond
de mon äme. Mais je repli-
quai posement, perdant ce-
pendant peu ä peu mon ar-
tificiel aplomb en face de
son indignation elementaire
et vraie, que l'intention de
mes parents n'avait pas du tout ete de m'envoyer
aux corvees en maniere de punition, ni de m'ap-
prendre le metier de paysan, mais que j'etais venu
pour me reposer.
Mon Dieu! Qu'avais-je dit de mal! « Ecoutez-
moi caf Le travail une corvee! Quelle insolence! »...
et pataclic... et pataclac..., je recus une paire de
gifles appliquees avec tant de conviction que mon
cceur de quatorze^ns, de collegien et de citadin en
eut de la peine ä se remettre.
C'etait cela la tante Odile : eile avait le bras solide
, la main ferme, le geste vif et le cceur bien
accroche malgre Jes soixante et quelques annees
qu'elle portait alors sur son dos. D'ailleurs les deux
soufflets, dont eile disait m'avoir gratifie « pour
mon plus grand bien », n'avaient fait qu'ajouter du
respect et meme une nuance d'admiration ä l'amour
que je lui portais ä eile, comme ä toutes les choses
de ce village. Je trouvais meme que maintenant il
n'y avait plus de fausse note entre nous, que chacun
etait ä sa place, c'etait comme une confirmation de
peuvent jamais mettre en defaut; puis, d'autre part, mon röle d'enfant de la maison et de petit villageois.
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