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LE MESSAGER DU RHIN
DU
&CHABIVABI
Dans une de nos paisibles vallees, tout au fond,
lä oü les pans herbeux des massifs emailles de
vaches ferment l'horizon, se trouve le village. La
rue est etroite, rocailleuse et montante. Les mai-
sons, situees ä quelques metres plus haut, se font
petites sous le poids majestueux des montagnes.
Elles semblent rentrer dans leurs flancs, pignon sur
la route, dominant un jardinet de fleurs. Rallon-
gees par une grange basse qui sert en meme temps
d'etable, de porcherie, de poulailler et de remise,
elles se perdent dans un petit verger.
A part quelques grands marcaires qui, pendant
l'ete, montent le betail sur l'alpage, les hommes
travaillent ä l'usine, tandis que les femmes soignent
une vache ou deux chevres, engraissent un porc et
elevent une demi-douzaine de poules.
Tout est propre. Les gens ne vivent pas dans
l'aisance, mais ils sont heureux. Quoiqu'ils doivent
arracher durement ä la terre rocheuse la maigre
recolte souvent decimee par les gelees tardives ou
les neiges precoces, ils possedent un temperament
porte ä la gaite et ne manquent aucune occasion de
decharger la bile par un franc rire. Ce que nous de-
montre une histoire arrivee dernierement.
Un veuf dont la femme etait morte il y a une di-
zaine d'annees, vivait seul dans sa maisonnette. 11
etait mal sur jambes. Pourtant il conduisait sa vache
et ses chevres tous les matins au pacage communal,
rentrait le foin et le regain, gaulait les noix, cueil-
lait les pommes et deterrait les pommes de terre
sans aide d'autrui. II lavait et repassait lui-meme
son linge, nettoyait les chambres une fois par se-
maine et preparait tous les jours ses repas. De
temps en temps, il faisait un brin de causette avec
sa voisine pour « mieux digerer » comme il disait.
II aimait les enfants quand ceux-ci lui cherchaient
le pain, le sei ou la bouteille de vin rouge au ma-
gasin. Mais ayant constate qu'avec un simple merci
s'il etait bien dispose et avec un grognement sourd
s'il etait de mauvaise humeur, il les renvoyait sitot
la commission faite, tandis que dans son fruitier
les belles pommes pourrissaient et les grosses noix
se dessechaient, ils se dissimulaient ä present,
quand il faisait mine d'en appeler un. Iis eurent
vite decouvert et stigmatise le defaut du veuf, ils
le nommaient le Grigou.
Lorsque les pommiers furent charges de pommes
succulentes : « Allez, les camarades! Sur les arbres
de Grigou. Nous allons nous servir nous-memes
pour les innombrables courses que nous devions lui
faire. » En un clin d'ceil, toute la bände y grimpa,
remplit estomac, poches et blouses. Le lendemain
Grigou constata le vol et il decida de monter la
garde. Sur le haut du pre, il se cacha derriere un
buisson. Vraiment, un soir, il vit plusieurs grands
qui, apres avoir jete des regards fureteurs ä droite
et ä gauche, sauterent aux branches-maitresses et
s'eleverent dans la couronne pour y disparaitre.
Grigou, arme d'un gros bäton noueux, devala
clopin-clopant la prairie, hurlant au voleur. Rien ne
bougea. Les gamins se collerent aux branches touf-
fues et couvrirent leurs figures. II arracha des
touffes d'herbe, ramassa des cailloux et bombarda
les detrousseurs. Peine perdue. Furieux et fatigue,
cherchant souffle, il tituba tout droit ä la mairie,
querir l'appariteur. Quand il revint en compagnie
du gardien de la paix, les oiseaux s'etaient envoles.
Puisqu'il en avait reconnu deux, il deposa une
plainte contre leurs parents. Inutile d'ajouter qu'il
devint la risee du village.
Un jour, de guerre las, il se decida de prendre
femme pour distraire ses vieux jours. Son choix
tomba sur une veuve d'un village de la vallee voisine
. Six semaines apres sa premiere visite ils firent
ratifier leur entendement par l'officier de l'etat
civil.
Quand ils descendirent ä la mairie, les garne-
ments du village s'etaient rassembles sur le pre aux
chevres. Iis avaient amene des boites, des couver-
cles, des casseroles et des cloches felees. Un silence
inquietant planait sur le hameau.
« Le temps va changer, » dit Grigou ä sa payse.
— Les nuages sont bas, lui repondit-elle.
— Hätons-nous. II fera bien douillet dans notre
chez-soi. »
Iis avaient ä peine franchi le seuil et referme la
porte derriere eux, qu'une vingtaine de bambins
et de bambines envahirent la rue et firent un tel
charivari avec leurs instruments de fortune, que
toutes les fenetres s'ouvrirent, et les gens s'assu-
rerent, d'abord courrouces, ensuite amuses de 1'originale
Serenade de mariage. Grigou ouvrit egale-
ment sa fenetre et inonda les petits musiciens de
cris et d'injures. Mais le vacarme redoubla. La fian-
cee sortit dans la cour et brandit le balai. Des in-
terpellations hardies et des railleries la firent rentrer
aussitöt. Elle verrouilla la porte et prepara le
couvert en maugreant. Elle invita son homme de
passer ä table; celui-ci regimba. Les enfants, remar-
quant le desaccord, renforcerent leur tintamarre.
Alors, il perdit la maitrise de ses nerfs : il prit as-
siette par assiette et les jeta sur les assaillants.
Apres les assiettes, passerent la soupiere, les plats,
le saladier, la carafe, les vases. II ne se reconnut
plus, il bouillonna, il ecuma, tandis que la foule se
tordait de rire et le charivari tonnait de plus belle.
Enfin sa femme parvint ä l'apaiser. II s'assit derriere
la fenetre et pleura. Le vacarme cessa. II retira
un peu les rideaux, les battements cacophoniques
reprirent. II quitta la fenetre, tout se tut. Ainsi
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