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LE ME S SAG ER DU RHIN
extraordinaire au souvenir des decedes, meme de
sa famille. En voici im exemple.
En 1903, le commandant du territoire militaire
de Tombouctou convoqua un amenokal. Celui-ci
vint accompagne d'une nombreuse escorte. L'inter-
prete, pour faire l'empresse et entrer en conversa-
tion, s'enquit des nouvelles d'un membre influent
de la tribu, dont, quelques annees auparavant, il
avait beaucoup entendu parier. Cette question eut
l'air de gener, d'irriter meme les Touareg presents,
qui ne repondirent point tout d'abord. L'interprete,
se meprenant sur leur silence, allait insister, lors-
qu'il s'apercut qu'un jeune guerrier pleurait silen-
cieusement. II en demanda la raison.
— Tu as eu la maladresse, repondit l'amenokal
d'un ton de colere, de nous rappeler le pere de ce
garcon mort depuis deux ans. Avant l'arrivee des
Francais son fils t'eüt tue pour venger l'injure que
tu lui as faite; maintenant, il est oblige, par peur
des blancs, de se taire, et en pleure de rage.
Les Touareg se plaignent frequemment, lors-
qu'ils dorment, des reves dans lesquels ils revoient
des individus decedes depuis plus ou moins long-
temps. Iis redoutent fort ces songes qui constituent
pour eux des cauchemars fort penibles et des pre-
sages certains d'evenements funestes.
LES SORCIERS
Souvenir des morts, reves oü leur apparaissent
des gens decedes, sont des causes de tristesse ou
d'effroi pour les Touareg qu'affolent alors comple-
tement les sorciers et surtout les djinns. Les sor-
ciers sont de mauvaises gens qui boivent le sang
de ceux qu'ils frequentent. Pour operer, ces vam-
pires n'ont pas besoin de blesser, ni meme d'appro-
cher leurs victimes. II leur suffit d.'aspirer l'air en
songeant ä celui ou celle dont ils desirent forte-
ment le sang, et ce liquide nourricier quitte le
corps qu'il vivifiait pour aller engraisser le sorcier.
Sa malheureuse victime sent alors ses forces de-
croitre chaque jour, sans en connaitre la cause,
sans meme etre malade. Elle s'affaiblit de plus en
plus et meurt d'epuiscmcnt, ä moins que son perse-
cuteur, las d'un sang devenu sans vigueur, ne choi-
sisse une autre proie. Les sorciers sont relativement
nombreux et leurs enfants partagent en naissant
leur terrible pouvoir. Iis operent en tout temps,
mais de preference la nuit. Les decouvrir n'est pas
tres difficile. Est tenu pour sorcier tout homme ou
femme qui, en presencc de gens ou de chevaux (car
le vampire boit egalement le sang des chevaux) sc
leche les levres avec insistance. Lorsque le pretendu
sorcier proteste de son innocence ou qu'il y a dou-
te, il est amene aupres d'un foyer dans lequel ont
ete jetes, au prealable, du soufre et une ou deux
plantes degageant une odeur äcre; le sorcier non
averti a souvent im mouvement bien naturel de re-
pulsion, oü ses juges veulent voir une preuve irre-
cusable de culpabilite. Ses biens sont alors confis-
ques et il est exile de la tribu.
Les djinns, eux, sont partout. Ces diables, Csprits
ou lutins peuplent plusieurs grandes villes de l'intc-
rieur de la terre, et aussi im päte de montagnes iso-
lees, situe sur la route des caravanes de Ghadames
ä Rhat. LIn intrepide voyageur, Barth, entreprit
d'explorer cette region. Aucun guide n'ayant voulu
l'accompagner, il partit seul et se perdit. Sans eau,
sans vivres, il serait mort de soif et de faim, s'il
n'avait eu le courage d'ouvrir une de ses veines
pour en boire le sang. Ayant repris quelques forces
par cet heroique procede, il parvint en se trainant
peniblement ä retrouver la caravane ä laquellc il
appartenait. Bien qu'il n'y ait rien que de naturel
ä l'aventure, les Touareg y virent une preuve irre-
futable de l'inviolabilite de l'asile des genies.
Les djinns ont l'humeur vagabonde et aiment les
longs voyages, les courses aventureuses, aussi sont-
ils toujours par voies et par chemins. Invisibles aux
yeux des mortels, ils entrent sous les tentes, pren-
nent part aux repas des gens, se reposent sur leurs
nattes, boivent aux outres lorsqu'ils ont soif. Iis ne
sont pas precisement mechants, mais sc plaisent a
agacer, ä taquiner les mortels. De plus ils sont fort
jaloux de leurs prerogatives d'etres surnaturels.
Ainsi, un humain veut-il manger d'un mets, dormir
sur une natte, boire ä une outre sur lesquels un
djinn a jete son devolu, il est immediatement frap-
pe de mort.
Attaques d'apoplexie, ruptures d'anevrisme, chu-
tes mortelles de cheval ou de chameau, tous les cas,
enfin, de mort subite ou rapide, sont attribucs ä la
vengeance de quelque djinn; et le recit de l'evene-
ment, commente et grossi par la peur, augmente en-
core la terreur qu'inspirent les fantastiques lutins.
L'existence serait impossible ou fort precaire
dans ces infortunes pays, oü un djinn invisible peut
toujours etre attable au plat ä entamer, si les Toua-
rc.e ne possedaient pas un mot magique : « bissi-
mila'i», qu'il suffit de prononcer pour mcttre en
fuite les genies.
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