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LE MESSAGER DU RHIN
ge, il me lanca un regard farouche, dur et hostile,
qui me fit frissonner, et je me retournais instincti-
vement pour m'assurer s'il y avait d'autres personnes
dans le voisinage.
Etait-ce un malfaiteur ou un candidat au suicide?
Son visage amaigri, son costume use, son regard
sauvage de bete traquee, le voisinage de l'eau,
tout semblait confirmer qu'il s'agissait d'un etre
au desespoir, d'un pauvre malheureux, vaincu et ä
bout de resistance,
qui voulait mettre fin
ä ses jours et fuir une
existence insuppor-
table.
Cependant j'etäis
presse de rentrer; je
continuai donc mon
chemin, et j'eusbien-
tot oublie l'epave
humaine que j'avais
rencontree.
Deux heures apres,
en longeant le canal
en sens inverse, je
vis sur l'autre rive un
attroupement de personnes
autour d'un
agent de police, aux
pieds duquel reposait
une masse noire res-
semblant ä un corps
humain. En m'appro-
chant, je me rendis
compte que je ne
m'etais pas trompe.
C'etait bien un hom-
me qui gisait lä, les
vetements ruisselants
d'eau. Sa tete etait
couverte d'un mou-
choir, mais aux ha-
bits je reconnus im-
mediatement l'hom-
me que j'avais vu
deux heures aupara-
vant sous l'arbre. II
s'etait noye.
Le remords s'empara de moi. N'etais-je pas un
peu responsable de la mort de.ce malheureux? Je
me faisais les pires reproches de n'avoir rien tente
pour sauver ce desespere de son mauvais pas.
Peut-etre n'aurait-il dependu que de moi de
lui faire reprendre courage, en m'interessant ä son
sort, en lui donnant des conseils, en m'occupant
de lui? Quoique n'etant pas riche, n'aurais-je pu
lui offrir une petite subsistance, qui lui aurait per-
mis de trouver du travail? II n'avait peut-etre pas
mange depuis des jours. II avait peut-etre une
mere, une femme qui l'aimait et qui sera dans la
detresse, des enfants qui attendront leur pere.
Je n'oublierai jamais ces yeux, qui encore dans la
mort semblaient m'accuser de mon indifference, de
mon manque de charite. Ah, si c'etait ä refaire...!
Serenite de la vicülesse
L'etemelle comedie
C'etait un jeune homme timide, qui avait encore
toutes ses illusions. II ne pouvait s'accoutumer ä la
banalite de la vie et revait toujours d'un ideal,
sans cependant jamais pouvoir l'atteindre.
II etait riche. Des mines d'or et de pierres pre-
cieuses, tout inexplorees, gisaient dans son cer-
veau, mais son or n'avait pas encore de valeur et
il ne savait comment
utiliser ses tresors.
Beaucoup de cha-
grin, de privations,
l'avaient rendu un
peu triste et severe,
mais son cceur etait
tendre et affectueux.
Toute la journee il
travaillait avec cons-
cience ä une besogne
qui lui repugnait in-
terieurement. pour
pouvoir «aieux, le
soir, vivre son reve
de beaute et de ve-
rite.
II fuyait les fem-
mes, parce que celles
qu'il avait rencon-
trees jusqu'alors l'avaient
ecceure par
leur air superficiel,
leur perfidie et leur
coquetterie.
Un jour, en allant
ä son travail, il ren-
contra sur son chemin
une jeune fille,
ä peine sortie de
l'enfance, aux traits
nobles et doux. Son
sourire innocent etait
comme un rayon de
soleil qui, dans un
jour sombre et plu-
vieux, vient subite-
ment faire eclater la
barriere de nuages et baigner les toits encore tout
ruisselants de pluie.
Jamais femme n'avait fait une Impression aussi
profonde sur lui, et il en restait tout emu.
Le lendemain et les jours qui suivirent, il la vit
passer au meme endroit de la rue, et, de plus en
plus trouble, il admirait son sourire charmant, sans
jamais oser lui adresser la parole.
Le temps passa. Un de ces hasards impitoyables
de la vie avait detruit l'idylle, et il ne revoyait plus
celle qu'il avait baptisee en secret son « Rayon de
soleil », et qui fut, sans le savoir, comme une lueur
dans les tenebres.
Cependant, un jour, il l'apercut de nouveau en
compagnie d'un homme, et il en eprouva un cha-
grin profond.
(R. Kuder)
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